
Cette
revendication de la mélancolie, que je fais mienne dans ces essais
et dans ceux que j’ai écrits au fil des années dans la direction
de la pensée de Jacques Derrida, n’a rien pourtant de pathétique
(j’ose l’espérer), mais se veut, au contraire, mémoire active,
ranimée, soulevée par un même (et toujours différent) désir de
lire et d’écrire. Car si l’on tentait de faire tenir l’ensemble
de l’œuvre de Jacques Derrida en un seul mot, celui de « mémoires
» lui conviendrait parfaitement. « Mémoires » au pluriel bien
entendu, car celui qui disait aimer la « mémoire absolue », aimait
aussi ce mot parce qu’il était étroitement lié à l’écriture
et à la trace. La mémoire, c’est ce qu’on ne peut jamais
s’approprier, elle échappe et revient, perdue (en dépit de tous
les aide-mémoire et mémentos) mais aussi toujours revenante, même
sous une forme dissimulée, interdite ou refoulée. Si la mémoire
est l’inconscient même, son expérience reste toujours, comme
l’écrit Derrida dans Mal d’Archive, une « attente sans
horizon d’attente, l’impatience absolue d’un désir de mémoire
», dans un mouvement inlassable de reprise, de réitération, de
relance. Dans un débat avec Hélène Cixous, Derrida avait dit, en
guise de « dernier mot » : « C’est la question de l’impossible
: je crois que nous sommes toujours en train de jeter des choses puis
de les reprendre. » Et on se rappelle cette phrase, murmurée à
mi-voix dans le film de Safaa Fathy, D’ailleurs, Derrida
: « Je ne jette à peu près rien. » Les mémoires de Derrida
prennent aussi souvent la forme du « journal de bord » comme dans
Parages ou « Un ver à soie », dans Voiles, où cette
forme mouvante, mobile, à peine un genre passant la ligne entre vie
et écriture, appartient au « registre d’une navigation » où «
tous les bords, d’un texte à l’autre, sont aussi des rivages,
rivages inaccessibles ou rivages inhabitables. Paysage sans pays,
ouvert sur absence de patrie, paysage marin, espace sans territoire,
sans chemin réservé, sans lieu dit. » « Mémoire » est ainsi le
nom d’un « frayage du chemin », d’un espacement, du déplacement
des frontières (génériques, politiques) : le nom même de la
differance. C’est à cette ouverture de la pensée
derridienne – et tout particulièrement quant à la littérature –
que ces essais tentent chaque fois de répondre.
Ginette Michaud