lundi 17 mai 2021

Graziellla


 


Graziella monte la rue proche des quais que les lampadaires éclairent d'une lueur blafarde et fantomatique. Elle se rapproche de la tamise et du Blackfriard bridge. Le travail terminé elle a récupéré son bambino chez sa nanny, le petit Raphaël dort à poings fermés. Elle pousse le landau d'un air las et rentre chez elle à la fin du jour. Elle n'habite pas à Londres depuis longtemps, elle a encore du mal à s'habituer au climat britannique, au brouillard qui monte du fleuve, enveloppant tout dans une longue écharpe blanche, laiteuse, froide, s'infiltrant dans les jointures des os, dans les replis de l'âme. On devient bientôt comme du carton-pâte, du papier mâché ou du pain trempé – une lumière en demi-teinte – les yeux noyés de brume. Tous ces clichés, soupire Graziella ! Ça a son charme tant que ça reste des photos de cartes postales ! C'est bien pour les poètes! Elle, elle vient du sud et préfère les couleurs brutes, la franche clarté, la chaleur qui assèche la mélancolie, les terres arides Calabraises où le désespoir s'évapore comme brûlé par le soleil, le sud quoi ! Graziella vient de Sicile, il y a un fossé entre son île et l'Angleterre. Un fossé! plusieurs mers, plusieurs ciels. Ce sont deux mondes opposés. Le jour et la nuit, c'est dire l'extrême saut qu'elle a fait d'une île à l'autre ! Elle n'en est pas encore revenue,  elle ressent souvent cette impression de flotter encore entre ciel et terre, entre deux rives, entre deux mondes, et justement sur ce pont elle a toujours un sentiment de vague à l'âme de perdition.


Elle commence de traverser le pont avec ce petit petit frisson qui l'accompagne chaque fois qu'elle s'engage sur la voix étroite et piétonnière, on dirait la langue verdâtre d'un monstre marin, prêt à avaler tout ce qui bouge. C'est alors qu'elle l'aperçoit, au loin, venant en sens inverse. Au début elle ne distingue qu'une lumière rouge qui avance, suspendue dans l'air blanchâtre, entre les  trainées de coton hydrophile qui s'étirent au dessus du fleuve et viennent caresser le pont. Sa vue s'habituant à la brume, en plissant les yeux, elle distingue une silhouette tremblante, immatérielle dans le décor . Un peu plus près encore, son landau fait un grincement sinistre. Elle se rapproche de plus en plus, maintenant elle distingue la forme floue d'un vieillard décharné, portant sur ses épaules une lanterne, c'est de là que provient la lueur rouge. Au bout d'un temps indéterminable, ils se croisent, se frôlent presque et Graziella frissonne de la tête au pieds prise de terreur. Elle pense à la camarde, l'ankou ou même l'enfer de Dante Brrr !! se dit-elle comme si le brouillard ne suffisait pas !! Puis il y a ce son étrange, une plainte à peine audible, un gémissement. D'instinct elle se penche sur le landau, le petit trésor dort paisiblement. Ce doit être les roues ! Ce satané landau est de plus en plus rouillé!

                                                                                  


Le vieil homme à la lanterne rouge lui aussi s'est arrêté, il tourne la tête vers elle et la fixe d'un regard pénétrant. La plainte a recommencé, mais non ça ne vient pas du landau qui ne roule plus. Elle s'entend murmurer : « Mais qu'est-ce que c'est que ça ?» Elle aimerait courir mais ses pieds sont collés au sol ! « Ce sont les plaintes des âmes damnées répond une voix rauque d'outre-tombe. Graziella se sent soudain glacée jusqu'à la moelle ! « Quelles âmes ? » sa voix est blanche, un murmure inaudible mais l'autre l'entend et lui répond « Celles du fleuve : les noyés, les suicidés, les désespérés de la vie, de l'amour, les clochards, S.D.F., chômeurs Je passe tous les soirs ici et j'aspire leurs âmes dans ma lanterne. « Je ne vous avais jamais vu avant » dit Graziella « C'est parce que le brouillard n'était pas assez dense » Ce soir il l'est particulièrement et en effet on dirait que tout va s'effacer, s'évanouir dans un dernier souffle bleuté, comme dans un tableau de Turner. « Et ça leur rapporte quoi » lui demande Graziella qui s'étonne de "taper la convers" avec un individu aussi louche et fantomatique Je dois être dans un cauchemar ! Je vais me réveiller ! "Oh" dit-il en ricanant ! « Ils sont toujours mieux ici qu'au fond de l'eau noire. Un peu serrés c'est sûr, mais vu qu'ils n'ont pas droit aux espaces célestes, c'est toujours mieux que rien !» « Et pourquoi donc n'y aurait-il pas droit ? »  Elle resserre sont manteau rouge sur elle.


« Ils ont choisi d'arrêter leur vie !» Il suspend sa phrase soudain et son regard se fait dur comme le silex. A ce moment là Graziella de plus en plus paniquée se penche sur la poussette pour jeter un coup d'oeil sur son enfant endormi. Elle a l'impression qu'il veut retenir dans ses deux poings serrés la fragilité de la vie. Elle, sa mère, s'accroche à cette vision  pour y puiser chaleur et protection, elle y retrouve une  paix bienfaisante. Prise alors d'une impulsion soudaine, de ces moments excessifs qui la caractérisent où elle a l'impression de jouer le tout pout le tout!  Oubliant sa peur, elle crie: « Il faut les libérer ! » L'autre ricane à nouveau  « Impossible » gronde-t-il ! Alors elle lui parle de la vie, de son bébé, du soleil de la Sicile, Il y a tant de chaleur dans sa voix, tant de vie dans ses mains, on dirait des flammes virevoltant, dansant sur le pont. Soudain, cette gitane rouge qu'elle est devenue, effleure imperceptiblement l'épaule du vieil homme, il en ressent une décharge électrique, il crie: « sorcière passe ton chemin ! » Trop tard, la lanterne tombe au sol dans un bruit d'explosion, sec et bref. Les morceaux de verre rouges éclaboussent le pont, le noir brumeux de la nuit se remplit d'éclats de braise. Rejoignant les étoiles, les âmes perdus s'envolent comme des lucioles dans un bruit d'ailes de papillon, un froissement léger de l'air, un crissement de papier de soie. Elles se déplient, se déploient enfin, telles des chrysalides s'éveillant d'un long sommeil. Elles retournent au noir céleste. Le vieillard semble alors se liquéfier dans le brouillard londonien.


À ce moment là Raphaello se met à hurler, des cris de fureur! Il est rouge de colère on dirait un démon sortit tout droit de l'enfer ! Il est cela: un désir de vivre contre vents et marées, sa bouche avide de lait, ses yeux écarquillés cherchent à comprendre à engloutir le monde, son petit corps se tortille, ses mains se tendent pour exprimer ce qu'il ne peut encore dire, tout son être n'est qu'un immense cri de vie ! Graziella sourit et se presse vers son logis en chuchotant,  angelo mio, angelo mio! Meglio di niente! È questo non basta!


                                                                         



« Qu'on me le montre, celui qui aurait conquis la certitude

et qui rayonnerait à partir de là dans la paix

comme une montagne qui s'éteint la dernière

et ne frémit jamais sous la pesée de la nuit »                         Philippe Jaccottet

                                                                                                À la lumière d'hivers





   

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