13/ Les Vues de Tolède du peintre dit El Greco sont contemporaines de la publication du roman Don Quichotte : une machine fictionnelle où un personnage, tu t’en souviens, est pris d’une ébriété narrative et ne cesse de désavouer le monde, les choses dont il est peuplé, la nature qu’il traverse. Don Quichotte, à sa façon, est l’annonciateur de notre condition vertigineuse, un dévorateur de fictions devenu lui-même être fictionnel hantant sa terre pour transformer ce qu’il y trouve. Il est l’image même de Sapiens narrans : un être qui croit plus aux récits qu’il tisse qu’aux épreuves de son corps et du monde. Rappelle-toi : il tombe, se relève, tombe, se relève encore. La fiction en lui est un principe de relèvement, un outil pour éviter l’épreuve de la douleur; un ressort qui lui permet de désavouer la vie en la transformant par des envoûtements narratifs successifs. En ce sens, Don Quichotte, c’est toi, moi, nous : des êtres d’histoires, d’encodages, qui voudraient échapper au verdict de la vie, mais n’y parviennent qu’en produisant des langages, des récits qui la recouvrent.
De notre déliaison, de notre détachement
14/ Regarde maintenant, cette peinture-là du Greco : la ville de Tolède – notre habitation humaine – cernée par les ravins, le ciel qui menace. Vois cette peinture comme une représentation de notre situation : nous autres, enfants de la modernité, enclos dans les villes et leurs forteresses de signes. Vois sur cette peinture notre ville assiégée par une nature inquiète. Et reviens maintenant au livre de Cervantes, quand l’auteur révèle les circonstances dans lesquelles le manuscrit du roman Don Quichotte a été découvert. On est justement à Tolède, dans la rue des soieries, des textes et textiles, et l’auteur se dérobe. Cervantes organise, si tu veux, son tsimtsoum, son retrait. Il décrit une scène où l’on apprend que l’œuvre retraçant les aventures du « chevalier à la triste figure » serait le fruit du travail d’un historien. Soudain, tu vois, l’auteur n’est plus l’auteur, il se dépossède et le sol où l’on pensait tenir se dérobe. Voilà le terrain de notre habitation fictionnelle : quand la vie de Sapiens narrans se révèle une construction narrative rattachée à un récit instable, et finit par perdre son embase, son point d’appui.
Voir plus dans le livre de Camille de Toledo ICI: "Une histoire du vertige" (Merci Laura!)

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