mercredi 21 février 2024

Paroles



"...Nos âmes ont été précipitées, avant même que d’éclore, dans un puits de ténèbres. La génération à laquelle j’appartiens a réussi à se hisser, je ne sais comment, jusqu’à la margelle pour jeter un coup d’œil sur ce qu’il y avait autour (« Bon Dieu ! ») et qui ne ressemblait à rien de ce qu’on apercevait au fond du trou. J’ai su d’emblée ce que j’avais à faire, de quoi j’étais tenu de parler, et d’abord pour mon salut, ma propre délivrance.


...Un livre ne me plaît pas, ne me parle pas parce qu’il est chargé d’harmonies verbales, de petits tours ingénieux, de sentences coupées, d’exhibitions de virtuosité — pas du tout ! Il remédie à l’infirmité de mon esprit, nomme congrument la chose, éclaire, illumine telle expérience que j’ai faite et ne comprenais pas. Il répand cette clarté qui n’est que de lui, de l’écrit, dans ces contrées de mon âme où mes propres, mes pauvres lumières n’atteignaient pas. Tout progrès de conscience, toute augmentation d’être sont source de joie tandis que la tristesse sanctionne les pertes, les empêchements, les privations. Notre vie, me semble-t-il, se déroule sous le signe de cette bipolarité. C’est Spinoza qui parle d’augmentation de notre « puissance ». Il y a plus de monde et notre félicité entérine cet accroissement, ce surcroît de richesse...


...On parlait de psychanalyse. Dans le même ordre d’idée, je me souviens du fils d’un notaire de Limoges qui, un jour, arrive en classe et laisse traîner sur sa table un gros livre dont le titre, Écrits, ne suggère rien de précis. Il a pour auteur un certain Lacan. Je l’ouvre, n’y comprends à peu près rien si ce n’est que le style, c’est l’homme à qui l’on s’adresse, et ça éveille des échos infinis...


...Tout ce qui demeurait dans l’ombre et le silence, comme en souffrance depuis toujours, éclatait au grand jour. J’avais 17 ans. À la différence des adultes, on restait suffisamment malléable pour prendre acte des propositions renversantes qui couraient de par le monde dans de petits ou de gros volumes imprimés. Il n’était plus que de s’absorber dans leur étude pour voir tout autrement et mieux, dissiper les vieilles énigmes, les ténébreux mystères dont le monde était encombré. Au prix, bien sûr, d’un certain désenchantement...


...Spontanément, nous ne regardons pas du tout les faits sociaux comme des choses. Nos jugements sont gauchis par le biais sous lequel nous les percevons — notre place dans l’espace social, notre condition de classe, nos intérêts. Cette perception subjective doit être prise en compte, objectivée. Elle est partie intégrante de l’objet.  ..."


Pierre  Bergounioux  (Extrait d'un entretien du 30 janvier 2024 diffusé dans la revue Ballast vu   ICI:   "La littérature est  par essence dissidente" )       Merci à Laura












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