samedi 16 mars 2024

Une traversée


 

Entre la voie fluviale et la voie ferroviaire, il y a une route où je marche inlassablement, à mon rythme. Il n’y a plus de bac pour traverser d’une rive à l’autre ou comme à Venise de traghetto. Des ponts en fer permettent d’aller d’un côté à l’autre, là où serpente la Loire, entourée des sucs, restes des très vieux volcans endormis. Sur cette terre sauvage, j’y ressens une ancienne protection. Je laisse libre cours à mes pensées qui divaguent, vont et viennent au fil de l’eau. J’essaie de traduire à travers ce paysage, un chemin intérieur ancien et toujours actif: cet inavouable non usé en nous dit Pascal Quignard, ou cette part indemne dirait Yannick Haenel. Traverser le temps, le dire autrement, parcourir son histoire, l’interpréter comme une langue ancienne, un morceau de terre indéfini, malléable, changeant suivant les crues ou les sécheresses, les paysages ouvrant des fenêtres dans la tête.

Sur ces chemins tranquilles bordant le fleuve, où l’on marche à pas lents, il y faut la solitude, pour contempler, demeurer, se mettre à l’écoute de l’eau. Elle est comme un chant, avec son ruissellement, la résonance des petites chutes sur les pierres. Une rumeur parle en mon coeur d'un bonheur lointain qui soudain se fait proche.

Si un héron se pose sur une pierre, j’y vois un signe des dieux, de ceux qui n’existent pas. Ceux que l’on porte en soi, qui sont forces de vie, qui se lisent dans les éléments, l'eau, la terre, l'air, le ciel, les arbres, les nuages, l’herbe, les petits ânes humant le  soleil, ou les hérons immobiles, ascétiques.

Le soir quand tombe l’ombre, une dernière colline éclairée accroche le regard puis elle sombre aussi dans le noir. La lune se lève ronde et claire, un dernier rai de lumière apparait, un recours, une pensée qui tient en éveil, que l'on garde en soi, que l'on répète comme un mantra pour ne pas chuter.

Parfois un livre, quelques poèmes accompagnent cette déambulation, aident à voir plus loin que le paysage, ouvre des passages vers d’autres mondes, infinis, infimes, invisibles. Quelque chose nous étreint, l’étrange sentiment du travail du temps, dans les coulées de lave figée, les maisons en pierres basaltiques noires, le feu refroidi, la forme des crêtes plissées recouvertes d’arbres. Alors soudainement, surgit l’Islande. Sur cette autre terre lointaine, se vit le temps en travail, on marche sur une terre chaude, prête à tout moment à jaillir en feu ou geysers bouillonnants, la glace et le feu forment une alliance mystérieuse. On est au cœur de la matière agissante, de la mère qui enfante. Habiter au creux des vieux volcans et rêver de l’Islande, à moins que cela ne soit l’Islande qui rêve d’une terre endormie. Je marche ainsi à la lisière de deux mondes:  en rêvant le temps s’arrête.








1 commentaire:

mémoire du silence a dit…

"Ceux que l’on porte en soi"
sont les plus vrais, les plus vivants

merci pour ce texte si beau