Nul besoin d'une police du langage. C'est le rôle des institutions littéraires que de fixer le cours des valeurs. Les prix en sont l'instrument. Le prix Nobel de littérature est l'instance suprême de cette cotation, une sorte de banque centrale qui valide les signes du crédit émis par les banques de second rang que sont les académies nationales. Le Nobel c'est l'étalon-or du marché littéraire. Les bookmakers jouent le rôle des agences de notation du marché littéraire dont le rôle n'est pas de prédire le résultat final, mais de tester la crédibilité des candidats. C'est pourquoi règne autour de son attribution une activité intense de lobbying. Et sa réception donne lieu le plus souvent dans le pays récipiendaire à des manifestation de liesse collective, véritables cérémonies du culte national.
Ce n'est manifestement pas le cas avec Annie Ernaux.En caricaturant Annie Ernaux sous les traits d'une écrivaine «wokiste» ou «islamogauchiste», voire indigéniste, et même antisémite, on jette le discrédit sur son œuvre, on jette aussi un label d'infamie sur le prix Nobel, on cherche à gommer son pouvoir de crédibilisation.
Au-delà des critiques venues de l'extrême droite, la cabale lancée contre l'attribution du prix Nobel à Annie Ernaux ne vise pas seulement les positions politiques de l'écrivaine, mais le monde social qu'elle a contribué à rendre visible (et audible).
Cette polémique a pour enjeu l'image qu'une société se donne d'elle-même au miroir de la littérature. Et l'œuvre d'Annie Ernaux nous rappelle que cette image n'est pas lisse, ni sainte, comme le voudrait notre président narrateur qui voudrait faire de la littérature un exercice presque régalien, mais qu'elle est l'objet de luttes que les groupes sociaux mènent sur le front de l'art pour leur droit à la représentation. Corps et langages. Ce que Bernard Stiegler appelait «la misère symbolique» et Gilles Deleuze «le peuple qui manque». De quoi manque-t-il donc ce peuple sinon de formes d'expression légitimes, d'accès au langage, et même de désirabilité?
Annie Ernaux n'a cessé, dans ses livres, de se confronter à ce monde social exclu de toute représentation, planète inexplorée avec ses lois propres, ses rites obscurs, son langage et ses signes indéchiffrables. Comment le faire parler sans hausser le ton. Comment restituer son bégaiement, sa pudeur, sa honte, sans le traduire dans l'univers romanesque des puissants.
«La seule écriture que je sentais “juste” était celle d'une distance objectivante, sans affects exprimés, sans aucune complicité avec le lecteur cultivé (complicité qui n'est pas tout à fait absente de mes premiers textes). J'importe dans la littérature quelque chose de dur, de lourd, de violent même, lié aux conditions de vie, à la langue du monde qui a été complètement le mien jusqu'à 18 ans, un monde ouvrier et paysan», explique-t-elle dans L'écriture comme un couteau.
Littérature souterraine
Dans ce livre, Frédéric-Yves Jeannet situe bien l'enjeu polémique de l'œuvre d'Annie Ernaux: «La gêne et l'incompréhension, les réactions de rejet que suscitent chez quelques-uns, qui font profession de lire, de comprendre, et la vilipendent aujourd'hui, ses explorations de l'être tout entier, corps et âme, relèvent sans aucun doute de mobiles plus obscurs –politiques, misogynes ou bien-pensants– que ceux de l'analyse littéraire. Elles me semblent un bon symptôme de la résistance multiple provoquée par toute transgression des frontières immuables, étanches ou tenues pour telles, entre “le su, le connu” et d'autres territoires, intacts, inexplorés…»
«J'aime ses phrases sans métaphores, sans effets, leurs silex affûtés qui tranchent dans le vif, écorchent, et que ce mouvement se soit encore accentué dans les années récentes par une exploration de plus en plus risquée, d'une précision d'entomologue, qui va jusqu'aux confins de ce qu'il est accepté de dire, de ce qu'on dit ou ne dit pas», écrit encore Frédéric-Yves Jeannet.
Ce qu'elle appelle «sous-littérature», ce n'est pas une littérature inférieure, c'est une infra-littérature, une littérature du sous-sol, celle que revendiquait Kafka lorsqu'il écrivait, dans Le Terrier: «Je veux creuser un souterrain. [...] Mon poste est trop élevé là-haut». C'est ce souterrain qu'Annie Ernaux n'a cessé de creuser depuis La Place, qui en est la porte d'entrée. Elle s'est délestée de la fiction, du langage littéraire, comme Kafka en son temps a appauvri l'allemand pour creuser le réel.
Ses livres se distinguent moins par leur contenu existentiel ou leur description sociologique du réel (l'histoire d'une transfuge de classe) que par l'économie de leur langage. Ils déconstruisent le diagramme linguistique du pouvoir, les langages pré-écrits, les manières codifiées de voir et de penser, les jeux de rôles de l'échiquier sociétal. Ils font apparaître des forces jusque-là muettes, des signes qui pointent vers d'autres possibilités de vie. C'est peut-être ce qui les rendent insupportables aux garde-chiourmes de la langue. Et du pouvoir.
Christian Salmon — Édité par —
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