vendredi 23 décembre 2022

Un instantané

 

Lorsque mon père est mort, une des choses qui m’a fait tenir, c’est une photo de lui marchant au bord de l’océan, regardant l’objectif et parlant. Une photo prise dans le mouvement et la parole, comme un résumé de ce qu’est la vie, du mouvement et du dire. Cette photo tellement vivante me sauvait au moment de l’absence provoqué par la mort, me reliait à la vie, à l’océan, à la maison de Châtel. Il passait devant l’objectif comme un fantôme revenant de l’au-delà, il parlait, ses mots pleuvaient en moi comme des notes de musique, cette maison se lovait sur cette présence joyeuse et attentive, où se mêlaient imaginaire et intensité de vie. La photo n'est pas très bonne,  de couleur indéfinissable légèrement sépia, il ne fait pas très beau, le gris de l’océan se mêle au gris du ciel, le sable beige se mêle au beige pâle du polo de mon père, mais cette banalité nous fait entrer dans la vie par une porte secrète celle d'une photo qui vole un instant de vie, un instantané imprégné de vie alors qu’on ne savait pas qu’elle était là, la vie, personne ne le savait, ni le preneur de photo, ni la personne photographié, ni les témoins autour, ni la nature, le ciel l’eau le sable. Avec la photo on entre par une porte invisible dans ce monde-là, dans le mouvement et les mots de mon père. Que disait il ? Quels étaient ces mots. La photo montre mais on n’entend pas, un mort on le voit  on ne peut plus l'entendre. La magie de la photo contrairement à la mort c’est qu’elle saisit un mouvement, un regard, une bouche ouverte parlant, un pied qui se décolle pour amorcer le pas suivant, le vent dans les cheveux, le regard amusé, la voix tentant de se faire entendre dans le vent, instant figé par l’objectif, qui reste, qui hante les souvenirs, l’éternel mouvement de vie, passant, repassant encore, devant la photo nous ramenant inlassablement sur la plage, dans la maison. La maison assoupit sur le bonheur qu’elle ne sait pas qu’elle est en train de vivre, qu’elle ne sait pas qu’elle va le perdre. Ce havre de paix que la famille s’octroie pendant un temps de vacances, ce droit à la joie, ce bonheur aussi grand que l’océan où mon père nage, où les enfants s’immergent, féerie de l’enfance qui semble durer éternellement…Assis à la table mon père lit, la table recèle encore son intense concentration, le silence de la lecture, on voit son visage qui s’imprègne des mots lus, qui absorbe les pensées de l’auteur. On entend presque ce silence, la lecture habitée par le lecteur, par l’écrivain, rencontre de deux âmes sur un chemin de vie. L’air vibre un peu au-dessus de la table, un rayon de soleil vient tout à coup éclairer ce tableau du passé.


Dominique E





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