Et c’est alors que Pasolini, dans plusieurs autres textes de ce même ensemble – tous écrits en 1967 –, va développer le puissant motif d’un « cinéma de poésie » qui serait, fondamentalement, cinéma de survivance : un cinéma de l’énergie vitale en tant que confrontée directement à la disparition des choses ou des êtres. « À partir du moment où intervient le montage, [...] le présent se transforme en passé (les coordinations ayant été obtenues à travers les différents langages vivants) : un passé qui, pour des raisons immanentes à la nature même du cinéma, et non par choix esthétique, apparaît toujours comme un présent (c’est donc un présent historique [un presente storico]). [...] Le montage effectue donc sur le matériau du film (constitué de fragments, très longs ou infinitésimaux, d’innombrables plans-séquences comme possibles “subjectives” infinies) la même opération que la mort accomplit sur la vie (quello che la morte opera sulla vita). »
Quelle est donc cette paradoxale « opération de la mort » toute pétrie de « syntagmes vivants » ? Eisenstein, dans des pages de sa Théorie générale du montage que Pasolini n’a certainement pas lues, évoquait déjà cette opération au titre de la survivance, « reviviscence émotive » ou « renaissance de la tragédie », à travers la figure même de Dionysos : « Dionysos ou la naissance du montage », osait-il écrire parce que, comme dans un montage cinématographique, Dionysos s’est trouvé mis en morceaux, comme découpé en rushes épars, et, cependant, a recommencé de danser, de se mouvoir, de s’émouvoir et de nous émouvoir. C’est, en somme, comme s’il revenait au montage de prendre acte de la mort pour la démonter en remontant la vie même, c’est-à-dire instaurer quelque chose comme une forme de survivance. Or, la forme première de cette forme – la forme anthropologique et poétique principielle de cette opération – n’est autre que le thrènos, le chant funèbre que Pasolini aura si obstinément, dans La rabbia, voulu reprendre à son compte. Et voici comment, dans L’Expérience hérétique, il en justifie la nécessité : « Dès que quelqu’un est mort, une rapide synthèse de sa vie à peine conclue se réalise. Des milliards d’actes, expressions, sons, voix, paroles, tombent dans le néant, quelques dizaines ou centaines survivent (sopravvivono). Un nombre imposant de phrases qu’il a dites chaque matin, midi, soir et nuit de sa vie, tombent dans un gouffre infini et silencieux. Mais quelques-unes de ces phrases résistent (resistono) comme par miracle, s’inscrivent (si iscrivono) dans la mémoire comme des épigraphes, restent suspendues (restano sospese) dans la lumière d’un matin, dans les douces ténèbres d’une soirée : la femme et les amis pleurent (piangono) en se les rappelant (nel ricordarle). »
Le cinéma serait donc survivance – « le cinéma en pratique est comme une vie après la mort » (il cinema in pratica è come una vita dopo la morte), écrit Pasolini en citant presque textuellement des formules célèbres qui, de l’Antiquité à la Renaissance, auront eu cours à propos de la peinture – dans la mesure où il se fait poème, c’est-à-dire une certaine façon de pratiquer le montage comme un art de rimes, de conflits ou d’attractions rythmiquement déclinées. Comme un art de la pensée qui se situerait par-delà toute doctrine, un art de la politique qui se situerait par-delà tout mot d’ordre, un art de l’histoire qui se situerait par-delà toute stricte chronologie. On voit, dans les mêmes pages, les mots « vie », « mort », « histoire » et « poésie » tournoyer littéralement autour du mot « montage »... à condition, précise Pasolini dans sa méfiance à l’égard de « l’art pour l’art », que la poésie demeure obstinément et intimement articulée sur « la réalité [en tant qu’elle] est elle-même poétique » (la realtà stessa è poetica). Voilà peut-être pourquoi il existe des films documentaires – comme La rabbia – qui sont plus poétiques et politiques que toutes les tentatives pour croire réinventer le monde à partir de rien.
(2012-2013) Sentir le grisou G. D. Huberman
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