Survivant, soulevé de Georges Didi Huberman
[...] Je vais parler d’un seul homme, et même pas très «grand». Un seul et modeste petit homme. C’est Simon. Je ne dirai pas «Simon Fieschi» mais simplement «Simon», puisque c’est ainsi que je l’appelle depuis que je l’ai pris dans mes bras en ce jour ému de 1983 où il venait à peine de naître. Le 7janvier 2015, dans le local de «Charlie Hebdo», à l’âge de bientôt trente-deux ans, Simon a reçu une balle de Kalachnikov qui, traversant le poumon, lui a pratiquement brisé la colonne vertébrale.
Il y a eu cette période terrible où nous ne savions pas s’il survivrait. Je l’ai vu dans le coma, intubé de partout, le visage envahi de masques, les cheveux rasés pour les besoins de l’opération chirurgicale, la grande minerve blanche autour du cou, le corps renversé en arrière, le torse bombé qui dégageait bizarrement une impression de puissance malgré les sparadraps et les capteurs, la peau gonflée je ne sais pourquoi, et la moitié inférieure du corps, à partir du diaphragme, complètement inerte.
Simon s’est peu à peu réveillé. On a dû lui apprendre ce qui s’était réellement passé (c’est sur lui que les frères Kouachi ont tiré en premier), ce qui lui était arrivé (trajectoire de la balle, dommages corporels afférents) et ce qui lui arrivait à présent (soins intensifs, précarité du pronostic). Que ressent le survivant dans une telle situation? Je n’ai pas encore osé le lui demander.
L’une des premières phrases de lui dont je me souvienne après sa sortie du coma, ce fut pourtant, déjà, une phrase flamboyante d’humour, une blague dénotant la Corse qui marque son ascendance paternelle (Simon est le fils du cinéaste Jean-André Fieschi, mort en 2009): «J’ai eu la flemme de mourir.» Et plus potache encore, lorsqu’il m’a lancé, depuis ses perfusions, ses monitorings, sa trachéotomie, ses bandages et j’en passe : «Il ne faut pas se laisser abattre, comme on dit chez les Kennedy.»
Simon, a eu la politesse, l’élégance d’essayer de faire rire ceux qui l’aiment et sont fous d’angoisse devant son corps brisé. Peut-être qu’il a eu la flemme de mourir, mais qu’est-ce qu’il travaille à vivre depuis maintenant six mois !
Un être "coupé en deux"
Car le survivant ne se contente pas de vivre encore, de vivre malgré le fait qu’il aurait dû mourir. Le survivant travaille à vivre: dans ce travail il y a tous les efforts, toutes les peines de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute. Il y a les hauts et les bas. Les bas tirent Simon vers l’immobilité et la douleur, sans doute le désespoir mais il ne le montre pas.
Longtemps je l’ai vu sur son lit d’hôpital comme un être littéralement coupé en deux : seul le haut – tête toujours très claire et alerte – semblait susceptible de volonté. Les bras, les mains n’ont retrouvé que lentement leurs possibilités de libre mouvement. Les gestes les plus simples avaient fait place à des sortes d’appels tendus, comme si chaque muscle, privé de sa connexion, criait «S.O.S». Les fatigues sont lancinantes : mais comment faire entendre à autrui qu’à la fois la sensibilité est perdue et que, pourtant, la douleur physique est omniprésente?
Rechute brutale. Retour au service des urgences. Ce qui semblait renaître s’effondre. Mais au bout d’un moment – qui semble une éternité – cela renaît quand même un peu, ouf. On repart à l’hôpital de longue durée et on se remet au travail de la vie, c’est-à-dire d’une remise en mouvement du corps: Simon est un humain survivant qui cherche à redevenir un animal (un corps vivant capable de se mouvoir par lui-même).
Sa mère, être admirable, comprend qu’il doit naître à nouveau, tout réapprendre pour se mettre debout. Elle a pu penser un moment que ce serait à elle, par définition, de faire naître Simon à nouveau. Mais non. Ce n’est pas elle qui le guidera comme elle l’a fait autrefois par sa tendresse et son «éducation». Ce n’est pas elle qui lui apprendra à marcher : Simon doit se soulever pour naître, il doit se tirer lui-même, à la dure, par «rééducation» comme on dit, des sables mouvants qui l’ont envahi jusqu’à la poitrine.
Il imagine qu'il "bouge sa jambe"
Mouvements : mouvements qu’il faut arracher à cette pauvre moelle épinière traumatisée. Ce qu’il faut d’abord? Simon me le dit lui-même constamment: il faut imaginer. Imaginer bouger, imaginer vivre, imaginer marcher. Se dire qu’un jour on pourra, miracle, pisser de soi-même et, il le faut absolument, recommencer de bander comme le jeune homme qu’il est. C’est de la physiologie superlative – notre pensée n’étant en aucun cas séparée de notre corps –, ou bien c’est du Spinoza en pratique quotidienne, patiente, douloureuse, mais guidée depuis les tréfonds par un formidable désir. C’est-à-dire une joie fondamentale. C’est la paradoxale joie du survivant, fût-elle nouée d’angoisses, de culpabilités, de désespoirs.
Comment est-ce possible ? Simon se concentre. Il imagine qu’il «bouge sa jambe»: bien avant que sa jambe ne bouge elle-même, il lui faut donc un exercice de pensée imaginative où c’est l’image elle-même, l’image de sa jambe, qui se met en mouvement (elle, l’image) pour la mettre en mouvement (elle, la jambe). Simon me donne une leçon de courage, c’est évident. Mais il se permet de me donner, en plus, une leçon sur les puissances de l’imagination, domaine que je croyais, tout à fait à tort, être de ma spécialité.
Le 13 février 2015, quand on a porté Simon sur son «premier fauteuil», c’était déjà un événement considérable. Première victoire: survivre. Deuxième victoire: échapper, ne fût-ce qu’un moment, au lit du grabataire.
Le 16 mars, on franchit un nouveau pas, mais ce n’est pas encore tout à fait un pas : on met simplement le fauteuil à la verticale. On peut alors voir Simon debout bien que fermement sanglé au torse et aux jambes. Il n’est encore qu’une sorte de statue qui sourit malgré tout.
Le 30 avril au soir, Simon me tend, depuis sont lit, son téléphone portable: il y a sur le petit écran vertical une vidéo de quelques secondes où l’on voit le «miracle» – comme il l’appelle trop modestement, mais je ne suis pas du tout d’accord avec ce mot puisqu’il n’y a là-dedans aucune intervention surnaturelle et que tout vient de lui, de son désir-Simon, de son immanence-Simon, de sa propre puissance-Simon.
Voici donc le «premier pas» de Simon à l’âge de trente-deux ans. Ce n’est d’ailleurs toujours pas un pas à proprement parler: mais c’est un soulèvement. Le kinésithérapeute (aveugle, comme sont les devins) place ses bras sur des barres parallèles, puis inspiration, effort de dingue, et voilà Simon debout, chancelant, souffrant, concentré comme une femme qui accouche, et tellement heureux en même temps, un grand sourire gagnant tout à coup sur ses rictus d’effort. Être debout, simplement debout. Cela aura duré une minute et vingt-quatre secondes. Une semaine plus tard viendra le vrai premier pas, le mouvement d’une jambe qui avance sur l’autre pour un Simon rageusement agrippé à ses deux barres fixes.
"Je sens que je me soulève"
Le survivant travaille donc : il travaille à naître, à se lever. Il s’imagine marcher: dans cette imagination il sollicite tout son corps et toute son énergie psychique. Un de ces jours il marchera tout seul, c’est sûr. Ce sera une marche de protestation et de joie en même temps. Comme je lui parle de mon travail en cours sur les soulèvements, Simon me dit : «Oui, c’est cela que je sens, je sens que je me soulève.»
Il m’avait demandé peu de temps après son réveil, une image de Goya qu’il avait vue dans une de mes expositions et qui montre un homme courbé sous un immense fardeau. Drôle d’idée pour décorer – si l’on peut dire – sa chambre d’hôpital. J’ai préféré lui offrir quelque chose comme un ensemble plus dialectique: à la droite de l’image demandée, j’ai collé sur la porte la reproduction d’un autre dessin de Goya, qui montre un homme violemment debout, les bras levés. Il semble avoir brisé des chaînes pour clamer son soulèvement, sa puissance de refus, sa joie d’être libre à crier sa douleur.
En cela, le corps de Simon, même s’il ne se meut pas comme celui d’un homme en bonne santé – mais je ne veux pas dire que ce serait un corps malade: je veux simplement dire que c’est un corps blessé –, est un authentique corps politique mû par un désir qui le soulève, et ne le soulève pas pour lui tout seul. Simon se soulève, acte du survivant, pour répondre avec son histoire personnelle et dans l’histoire de tout le monde, à la stratégie du «néo-fascisme djihadiste» – ainsi que la question de départ le formulait – qui a voulu sa mort et obtenu celle de ses compagnons de «Charlie Hebdo».
À l’heure qu’il est, je ne sais évidemment pas ce que Simon, dans le futur, fera de son expérience sur le plan de ses idées et de ses actes. Pour l’instant, j’imagine, il n’a pas le temps de mettre ses idées au clair, occupé qu’il est à naître et à se lever (même s’il a déjà cosigné, en avril dernier, une tribune collective appelant à une «refondation» de «Charlie Hebdo»). Sa mère l’a mis au monde, la mort l’aura fait naître d’une autre façon, évidemment tragique. Il y a des gens qui parviennent à se «tirer d’un mauvais pas», comme on dit ; lui doit se soulever contre l’impossibilité même de se tenir debout et de faire un pas tout seul.
Foucault, le corps et l'utopie
Le corps de Simon est politique dans la mesure où la politique ne peut se penser qu’à la pointe du désir et dans la mesure, également, où le désir lui-même constitue la pointe de toute survie ou survivance. Aujourd’hui Simon travaille à expérimenter, heure après heure, infatigablement, ce qu’est, où est et ce que peut son corps (encore des questions spinozistes). On se souvient que, dans une magnifique conférence radiophonique prononcée en 1966, Michel Foucault s’était interrogé sur les rapports – à la fois intimes et politiques – entre le corps et l’utopie. Il disait successivement trois choses différentes qui me semblent un peu comme trois dimensions où, j’imagine, le corps de Simon se trouve simultanément engagé.
La première dimension est désignée par Foucault lui-même comme celle de la blessure : mon corps, dit-il, «je ne peux pas me déplacer sans lui». On rêve souvent de quitter son corps mais le corps, cette «topique impitoyable […], sera toujours là où je suis». «Mon corps, c’est le lieu sans recours où je suis condamné[1]», et c’est en cela qu’il est, pour Foucault, un lieu de «blessure»: car il ne répond pas, physiquement, à l’«utopie» de soi-même où il serait autre chose que ce que Foucault voit tous les matins dans le miroir de sa salle de bains : «Visage maigre, épaules voûtées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas beau[2]»…
Quand Simon lira ces lignes, il sourira sans doute. Sa blessure à lui est autrement grave qu’une calvitie précoce, bien sûr. Mais j’imagine qu’il la voit de même, sa blessure, qu’il en capte à chaque fois quelque chose de nouveau – et sans doute de cruel – quand il lui arrive de croiser son reflet dans un miroir.
Il est une deuxième dimension de l’expérience corporelle que reconnaît Foucault lorsqu’il dit que «toutes ces utopies par lesquelles j’esquivais mon corps, elles avaient tout simplement leur modèle et leur point premier d’application, elles avaient leur lieu d’origine dans mon corps lui-même. J’avais bien tort, tout à l’heure, de dire que les utopies étaient tournées contre le corps et destinées à l’effacer : elles sont nées du corps lui-même[3]», quitte à croire travailler contre lui. Il faut son corps pour travailler contre lui et, dans tous les cas, c’est le travail qui apparaît ici comme une dimension essentielle au rapport que chacun de nous – Simon plus que nous, en ce moment – tente d’établir entre sa blessure et son désir.
"Le corps est le point zéro du monde"
À la fin de sa conférence, Foucault laisse entrevoir une troisième dimension qui ne serait autre – c’est mon vocabulaire, désormais – que le désir lui-même : désir par quoi «mon corps, en fait, est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c’est autour de lui que les choses sont disposées, c’est par rapport à lui – et par rapport à lui comme par rapport à un souverain – qu’il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n’est nulle part; il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine[4]».
J’imagine quant à moi que Simon – qui n’est pas particulièrement lecteur de choses théoriques – comprendra avec une acuité particulière la formule de Michel Foucault selon laquelle «le corps est le point zéro du monde». Le corps de Simon n’est-il pas en ce moment le point zéro du monde? Ne travaille-t-il pas chaque jour à renaître de la blessure qui lui a été infligée? Et cela ne dit-il pas justement la puissance de son désir plus que jamais vivace en lui? Tous les survivants sont des êtres de désir – fussent-ils confrontés au désespoir, ou pour la raison même qu’ils se confrontent au désespoir. Tous les survivants sont des êtres en travail. Et tous, quoi qu’ils en fassent par la suite, doivent peser politiquement le rapport à établir entre ces trois dimensions : blessure, travail et désir.
Tâchons d'en tirer des leçons
C’est presque un jeu d’enfant pour l’extrême droite comme pour la gouvernance du contrôle des citoyens que d’instrumentaliser la peur créée dans toute la société par la «nouvelle situation» mise en évidence par les attentats de janvier 2015. Les penseurs politiques de la gauche voient souvent dans cette instrumentalisation réglée – qui pourtant ne date pas d’aujourd’hui – un indice nouveau de la «catastrophe» en cours. Mais il faut aussi voir entre ces deux pôles d’évidence : entre les apeurants et les apeurés, il y a, justement, les survivants. Ceux qui n’ont même pas eu le temps d’avoir peur et qui soudain se sont vus resurgir dans la vie, avec beaucoup de travail à faire pour qu’elle leur soit vivable. Et c’est pour cela que leurs désirs ou leurs soulèvements nous sont si précieux.
Au moment où j’écris, Simon est dans sa chambre d’hôpital, à travailler son «soulèvement» micrologique. À une tout autre échelle, des migrants par milliers se noient au fond de la Méditerranée. C’est intolérable. Mais lorsqu’on entend, dans le film de Vincent Dieutre Orlando ferito, les propos de Paola, une militante associative qui recueille les migrants de Lampedusa et qui parle des rescapés à la fois comme des survivants et comme des gens littéralement en train de naître – quand ils mettent le pied sur terre après avoir risqué leur vie, «c’est un accouchement»(è un parto), dit-elle –, on comprend que les survivants soulèvent non seulement leurs propres désirs, mais les nôtres tout aussi bien.
Naissance dans la tragédie : c’est la naissance qui nous est donnée par les survivants. C’est la naissance ouverte au geste du soulèvement. Ne pas surplomber tout cela mais tâcher d’en tirer nos immanentes leçons: au ras de chaque blessure, de chaque travail et de chaque désir[5].
Georges Didi-Huberman dans le nouvel obs Publié le
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