Récit des journées incertaines ‒ chronique de Yannick Haenel
"À quoi bon commencer quoique ce soit, c'est novembre, il pleut et l'on attrape la crève. L'anxiété qui nous lie à plus anxieux que nous s'allonge en un ruban de lumières pauvres: elles ont du mal à briller en cette saison où la déprime règne, et pourtant elles miroitent comme les yeux doux qui nous tirent des larmes quand le soir tombe et qu'il fait nuit à 18 heures. Larmes de rien, déprime politique, tourment inconnu, angoisse de vivre et de ne pas vraiment vivre…
Je n'accède plus au jardin. Je parle de celui qui entoure ma maison, trop boueux, l'hiver. Mais aussi de celui qui loge dans ma tête, et qui est une figue verte et bleue de l'espoir. Mon Éden portatif, mon écoute, mon esprit. Je ne sais pas comment vous faites, mais moi l'impossibilité d'y accéder me dessèche le cœur. C'est ainsi qu'on meurt spirituellement, même si on ne meurt pas vraiment. je crois que celles et ceux qui n'ont plus accès au jardin qui est dans leur tête (ou qui peut-être n'ont jamais eu cette lumière en eux) sont promis au malheur.
Ce jardin dans mon cas, c'est un verger de phrases. Un parterre de langage. Il ya ce merveilleux vers de Maria Rilke qui me vient: "Nous sommes les heureux contemporains de ces roses." Eh bien précisément depuis une semaine, les dernières roses ont fané. Alors de quoi sommes-nous les contemporains? Ne me dites pas: des guerres. Ne me parlez pas des ignominies de la parole politicienne. Le jardin, même absent, garantit dans votre tête un espace antipolitique.
L'adieu au jardin qui chaque année accompagne l'arrivée des élans dépressifs du monde marque ainsi une nouvelle manière de concevoir, jusqu'au printemps, nos adhésions et nos refus.
J'essaie de terminer un livre, un roman sur la vie des profs de collège. "S'enfoncer dans le pays du récit", comme dit Peter Handke, c'est ce que je préfère dans la vie. On se sent invité. On est précédé par une lumière qui ouvre le chemin, comme si un chuchotement favorable s'écrivait sous nos paupières fatiguées, et l'air de rien, en dépit de toutes les épaisseurs de détresse, il se forme un passage clair pour les mots qui racontent la contrée parcourue.
Dans le dernier petit live de Peter Handke: Tête-à-tête, 64 pages, il est question d'un chant fragile qui réussit. "Les voix fêles dans le cri perçant, encore et encore, des vieux comme des jeunes, des jeunes comme des vieux. Ah musique des voix frêles. Écoutez les voix fêles, elles articulent le futur." Avenir de la fragilité. "

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